VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en L3

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17 novembre 2015

 

 

La dialectique du maître et de l’esclave

dans Moins que rien de Slavoj Žižek

 

 

Slavoj Žižek,  d’origine slovène, est un des grands penseurs de la deuxième moitié du XXème siècle. Ses écrits sur la philosophie, la psychanalyse, la politique etc. sont traduits à travers le monde. Il se dit communiste au sens d’une politique d’émancipation. Il a travaillé principalement sur Lacan et Hegel. Son dernier livre, œuvre considérable de 927 pages, paru en mai 2015, est  intitulé : Moins que rien, avec comme sous-titre : Hegel et l’ombre du matérialisme dialectique. En le préfaçant, son ami Alain Badiou écrit : «C’est le livre de philosophie le plus important paru depuis dix ou vingt ans... qui traite de Hegel autrement » (P. 11).

  Žižek , dans l’introduction de son livre,  explique ce Hegel autrement et le pari qu’il s’est fixé :

« En quoi Hegel est-il unique ? (dans le mouvement entier de l’idéalisme allemand avec ses quatre représentants qui sont Kant, Fiche, Schelling et Hegel). Nous pouvons circonscrire cette singularité à l’aide de la notion lacanienne de « manque de l’autre » qui, dans le cas de Hegel, fait apparaître la m médiation épistémologico-ontologique inédite et absente chez les trois autres Idéalistes... (ce qui nous apparaît comme notre incapacité à connaître la chose est le signe d’une fêlure dans la chose elle-même, en sorte que notre échec même à atteindre la vérité complète est l’indicateur de la           vérité). La prémisse du présent livre est que cette « révélation fondamentale » de Hegel n’a rien perdu de sa force aujourd’hui ; qu’elle est bien plus radicale... que l’ensemble des thèmes « anti-totalité » de la contingence-altérité-hétérogénéité ».(P.32)

« Mon pari était (et est) que grâce à leur interaction (lire Hegel à travers Lacan et vice versa), la psychanalyse et la dialectique hégélienne se rachètent mutuellement, se débarrassant de leur peau coutumière et apparaissant sous une forme inattendue... le présent livre veut rester fidèle à un projet émancipatoire radical. » (P. 33-35)

 

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Dans la conclusion de Moins que rien, Žižek examine principalement à l’aune de Lacan, et puis d’autres philosophes comme Foucault, Butler etc. la question de la reconnaissance et de la lutte à mort dans la dialectique du maître et de l’esclave (DME) de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel.  

Žižek consacre à ce sujet neuf pages que nous allons résumer les points essentiels en trois volets. (Voir l’extrait réduit formaté en PDF et l’ensemble dans :  Moins que rien, Slavoj Žižek , Ed. fayard, mai 2015, pages 890 – 898)

1.     Le maître qui devient l’esclave de l’esclave

Dans un premier volet, c’est le sacrifice du corps qui est l’enjeu de la lutte entre le maître et l’esclave dans la conception « vulgarisée par Kojève » comme dit Žižek. l’être humain, à travers sa lutte pour la reconnaissance, sacrifie sa vie biologique, son propre corps, en affirmant la vie de l’esprit, sa supériorité et son indépendance. Cette supériorité se matérialise alors dans le langage, le symbolique. « Cependant du point de vue freudo–lacanien, ce passage du corps biologique à sa symbolisation, à la vie spirituelle, engendre rétroactivement un organe inexistant et fantasmatique», un excès ou objet de plus-de-jouir, qui, par ailleurs, rend possible le passage de l’animalité à l’homme rationnel, que Lacan appelle : la libido. Or c’est cette dimension qui manque, selon Lacan, repris par Žižek, dans la conception hégélienne de la lutte pour la reconnaissance. L’importance de cet excès, cd « plus-de-jouir » est qu’il « éternise » le désir humain en le rendant insatiable à la différence des besoins instinctifs. c’est donc le maître qui, dans la lutte, devient l’esclave de l’esclave pour ses besoins non seulement naturels mais aussi de luxe créé par le désir même.

2.     Critique de l’ interprétation libérale de la DME.

Žižek ne se limite pas à cet aspect du rapport entre le maître et l’esclave, inaperçu par Hegel et mis en relief par Lacan. Il se penche ensuite sur l’une des interprétations (politique) de la DME qu’il qualifie de libérale (Frédéric Jameson, dit-il, en a déjà relevé trois : marxiste, fasciste et habermassien ou « démocratique ») et qui consiste à dire : « je suis reconnu, donc je suis », « je suis un sujet libre uniquement dans la mesure où je suis reconnu comme libre par les autres sujets libres ». Žižek réfute cette interprétation qui fait de la reconnaissance comme but ultime et qui « célèbre la loi et l’ordre bourgeois comme l’apogée de l’évolution humaine ».

La reconnaissance est bien sûr une lutte à mort entre le maître et l’esclave à travers une tension répétitive conduisant à l’unité dialectique entre l’attachement à son corps (ou à sa réalité matérielle) et le détachement de son corps (ou de sa réalité matérielle). Dans cette tension, le détachement est primordial et ne peut s’effectuer qu’à travers un attachement excessif à un objet partiel. Pour manifester à l’autre que je suis détaché de ma vie biologique, je dois m’attacher inconditionnellement à un petit bout du Réel pour lequel je suis prêt à tout risquer y compris ma vie. « Donc ce n’est pas cet objet qui est en jeu mais moi-même, ma liberté ». En éprouvant l’infini pouvoir de la négativité, face à la mort pendant son affrontement avec le maître, l’esclave est contraint d’accepter l’insignifiance de son Moi particulier. (Référence au passage de Hegel – 125 – page 203 PdE, Lefebvre).

3.     Interprétations de l’instant final de la DME.

 Žižek continue sa réflexion en s’intéressant à l’instant final de la lutte et ses interprétations diverses.

 La première est que Hegel triche en feignant d’ignorer que les deux protagonistes luttent réellement à mort. Mais en prenant comme exemple la bataille d’Ilipa de la Deuxième Guerre punique (206 av. J.-C.) où les deux armées se font face et se défient sans combattre pour une longue période, Žižek rappelle que la guerre ne consiste pas toujours en un conflit physique mais peut être  «un rituel symbolique complexe d’esbroufe». «dans la lutte primordiale pour la reconnaissance, on ne peut pas tricher et prétendre lutter à mort en sachant que personne ne mourra : le (futur) maître doit monter qu’il est véritablement prêt à mourir ».

Une deuxième interprétation « curieuse mais convaincante » vient de Butler : à travers la peur de mourir, l’esclave assume sa finitude. Žižek positive Butler en rappelant que cette conscience de sa finitude n’est pas extérieure au sujet comme la figure de maître face à lui et revient immédiatement à l’expérience de sa vraie infinité. Donc, la dimension de l’infinité chez l’esclave. Donc, l’attachement non pas à ce qu’il est mais à ce qu’il pourrait devenir.

Or cette dimension là, dit Žižek, est absente dans certaine interprétations comme chez Foucault : « le sujet foucaldien reste attaché à lui-même, il considère son activité (auto)critique comme l’ultime point de référence ». D’où le paradigme de la « résistance au dispositif » (dispositif ouvrant simultanément l’espace pour la résistance du sujet et son déplacement en marge) que Žižek propose d’abandonner.

Selon notre auteur et à la fin de sa réflexion sur la DME, La tâche de la politique émancipatrice n’est pas d’élaborer les stratégies de résistance au dispositif dominant à partir des marges  mais « de penser les modalités d’une possible rupture radicale dans le dispositif prédominant lui-même ».

 

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L’idée que nous pouvons retenir principalement de la réflexion lacanienne de Žižek sur le sens de la dialectique hégélienne du maître et de la l’esclave et de sa notion nodale qu’est la reconnaissance, c’est que dans cette lutte, qui n’en est qu’un long processus historique de lutte entre la domination (la servitude, la barbarie...) et l’émancipation de toute servitude, « un grand nombre d’individus ont dû connaître une mort... comme autant de crânes anonymes jonchant le chemin de croix de l’histoire, pour paraphraser Hegel » comme écrit Žižek  (P.897).

A notre époque où sévissent la domination de tout côté à travers le monde tel qu’il est, avec ses barbaries, la dernière phrase du Moins que rien de Slavoj Žižek semble plus que jamais actuelle :

 « L’horizon communiste est peuplé de deux millénaires de rébellions radicales égalitaires avortées depuis Spartacus _ oui, elles étaient toutes des causes perdues, mais...’les causes perdues sont justement celles qui auraient pu sauver le monde’ » (P. 927)